Le
fleuve était parfaitement tranquille, mais je me sentis ému par le silence
extraordinaire qui m'entourait. Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces
chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient. Soudain, à ma droite, contre
moi, une grenouille coassa. Je tressaillis : elle se tut ; je n'entendis plus
rien, et je résolus de fumer un peu pour me distraire. Cependant, quoique je
fusse un culotteur de pipes renommé, je ne pus pas ; dès la seconde bouffée, le
cœur me tourna et je cessai. Je me mis à chantonner ; le son de ma voix m'était
pénible ; alors, je m'étendis au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendant
quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers mouvements de la
barque m'inquiétèrent. Il me sembla qu'elle faisait des embardées gigantesques,
touchant tour à tour les deux berges du fleuve ; puis je crus qu'un être ou
qu'une force invisible l'attirait doucement au fond de l'eau et la soulevait
ensuite pour la laisser retomber. J'étais ballotté comme au milieu d'une tempête
; j'entendis des bruits autour de moi ; je me dressai d'un bond : l'eau
brillait, tout était calme.
Je compris que j'avais les nerfs un peu
ébranlés et je résolus de m'en aller. Je tirai sur ma chaîne ; le canot se mit
en mouvement, puis je sentis une résistance, je tirai plus fort, l'ancre ne
vint pas ; elle avait accroché quelque chose au fond de l'eau et je ne pouvais
la soulever ; je recommençai à tirer, mais inutilement.
Agité,
je retombai au fond de ma barque. Comment cette ancre avait-elle pu s’amarrer si fortement ? Et cette eau trouble…Je m’essuyai le front de mes mains moites.
Un frémissement me parcourut tout entier. Peut-être que, dans cette tête qui
était mienne, mes pensées se brouillaient jusqu’à me faire voir des choses
inexistantes, peut-être que tout n’était qu’illusion, peut-être que… Non, je ne
voulais pas : je pensais normalement, j’avais toujours pensé ainsi. Plus
calme, je me relevai.
J’étais
à la fois bouleversé et éberlué mais bientôt, ce fut l’angoisse qui prit le
dessus. C’était le sentiment qui ressortait le plus du paysage qui s’offrait à
ma vue. La brume s’était levée : à présent, je pouvais voir les rives
parsemées d’arbres nus et gris qui résistaient à la bise glaciale. Des herbes
sèches fouettaient leurs troncs .Une bourrasque particulièrement violente les
secoua et arracha aux corbeaux posés sur leurs branches un cri rauque, poussé à
l’unisson, qui me laissa glacé d’effroi. Un imperceptible mouvement attira mon
regard. En fixant intensément la rive, je reconnus une ombre rappelant
vaguement une silhouette féline. Elle me fixait elle aussi de ses pupilles
ambrées, seule chose que j’étais certain de discerner en elle, seule tache de
couleur dans ce sombre paysage. Je détournai difficilement les yeux de cette
vision et reportai toute mon attention sur l’ancre.
L’eau
avait également changé. Elle était tellement transparente que je pouvais voir
le fond, auquel manquaient les poissons et les algues. Un gouffre s’étirait
dans le sens de la longueur. Mon ancre était fichée en son fond ! Comment
avait-elle pu arriver là ? Elle n’était pas du tout assez longue !
Interloqué, je me penchai davantage ; je me penchai trop, même. Tout bascula
autour de moi. Je me retrouvai dans l’eau, attiré vers le fond par une force
invisible mais irrésistible. Je ressortis la tête et vis l’ombre et ses
pupilles ambrées qui semblaient avoir avalé la barque. Bientôt, le ne vis plus
rien.
Guy de Maupassant, pour le début en italiques tiré de la nouvelle fantastique "Sur l'eau"
L. (Quatrième) pour la suite
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